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La Clochette fêlée !

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7 septembre 2008

Le Pantin

Paris, le 6 juin 2006

Hier soir, Max, Térence et moi avons fêté la fin des partiels. Nous nous sommes retrouvés chez Max en début de soirée. Térence a sorti de son sac une bouteille d’absinthe que son frère lui avait envoyé d’Espagne, où le poison est encore en vente, sous une forme légèrement adoucie. La fée verte, comme le surnomment les amateurs, m’a fait l’effet d’un stupéfiant. Lorsque l’alcool m’a coulé dans la gorge, de violentes bouffées de chaleur m’ont mis le feu aux joues. Les autres ont mis en doute ma virilité lorsque j’ai déclaré en avoir assez ! Avant de partir au Caveau, nous avions pourtant fini la bouteille ! Mon corps était bouillant, j’étais prêt à tous les excès, le jazz me traversait le corps. Dans la pénombre de la salle de jazz, je me frottai à une jeune fille inconnue et me rappelle avoir lancé de longues œillades à d’autres. La boîte était bondée, tout le monde fêtait la fin des examens, Max et Térence s’étaient eux aussi éparpillés en désordre dans le bar. Nous avons perdu tous nos repères ainsi que la notion du temps, chacun virevoltait gaiement de son côté mais jamais je ne me suis tant amusé de ma vie, jamais non plus je n’ai séduit avec tant de facilité ! Il était déjà quatre heures ce matin lorsque j’ai repris le chemin de l’appartement. Dans la soirée, j’ai fini par égarer complètement Max et Térence. Mes idées commençaient à s’éclaircir, mais j’étais encore assez saoul pour ne pas ressentir la fatigue. Une lueur m’a attiré vers une lucarne, dans ma rue : il s’agissait de la boulangerie où j’avais coutume de me rendre. J’ai frappé à une porte dérobée. Le boulanger, en tablier, a consenti à me vendre quelques viennoiseries.

J’ai tourné dans la rue du Chat-qui-pêche, le raccourci est hasardeux, mais cinq minutes plus tard, j’étais au pied de l’immeuble. L’esprit encore troublé, je suis allé prendre une douche dès mon arrivée. La fraîcheur de l’eau sur ma nuque a dissipé les dernières vapeurs de l’alcool. L’appartement est encore très humide. La dernière facture de chauffage était très lourde, aussi j’essaie de ne plus le mettre que quand mes os eux-mêmes ne parviennent pas à se réchauffer et qu’aucun pull ne peut plus rien faire pour eux ! En rentrant, j’ai tout de même ouvert les robinets. Le bruit de l’eau dans les canalisations m’a rappelé la source près de laquelle j’allais rêver, enfant, non loin de la maison de ma grand-mère, dans un petit village de Normandie. Je me suis assis un instant sur le balcon, les fesses bien au chaud sur le radiateur et j’ai savouré la tranquillité nocturne de la rue de la Clef, d’habitude si bruyante. La journée, la rue est encombrée d’une faune hétéroclite de jeunes skaters, d’adolescentes gothiques, d’homosexuels assumés et de bourgeoises à foulards venues se procurer le dernier vêtement à la mode pour leur rejeton. Mais ce soir, il n’y a pas un bruit, on entend simplement le bruit métallique des chats fouillant dans les poubelles de la rue.

Un ressort a percé le canapé qui me sert de lit et de coin salon, et sur lequel je suis assis, il faudra vraiment que je m’occupe de ça ! Mon dieu, je…Devant moi…Devant moi, le pantin…le pantin a bougé, le pantin danse au ralenti, c’est…Il bouge, je, le pantin que ma sœur m’a offert, une antiquité. C’est un Pinocchio en bois, avec un bonnet rouge. Il a bougé les jambes et les bras au ralenti comme pour une danse macabre…J’ai dû rêver, je ne sais pas, la bleue peut-être…A moins que…Il me semble qu’il s’est arrêté.

buveur_d_absinthe2Le buveur d'absinthe, J. d'Esparbes.

Je suis allé reprendre une douche pour me rafraîchir les idées. Quel bien ça fait ! Je me sens beaucoup mieux à présent, dégrisé. Quelle frayeur ! C’est la première fois que j’ai une hallucination ! Quelle angoisse de voir un objet familier devenir en un instant une menace ! Je l’aurais presque jeté par la fenêtre, mais la raison m’a retenu au dernier moment, c’est quand même un cadeau d’Agathe ! Maintenant que je peux le regarder, je me sens tellement bête… Il mesure à peine cinquante centimètres, il doit être en chêne. Seul, son regard fixe, obstinément rond, me perturbe toujours lorsque je le croise. Il a, non, je dois rêver encore…Il a bougé le bras ! Il bouge le bras, il me regarde de son œil obstinément fixe… Son œil rond a jeté en moi un froid glacial…

6 heures 06

Je suis allé marcher une heure à la citadelle. Vite, vite, j’ai aligné les pas pour éclaircir mes idées une fois pour toutes. Le vent soufflait fort dans les platanes, la morsure du froid me piquait les joues. Les premières lueurs du jour apparaissaient déjà lorsque je suis rentrée. On entendait des merles siffler. Fourbu, complètement dégrisé, me voilà enfin rentré. Je suis tellement bien sous mon duvet (enfin dans mon lit !) que je n’ai cure des ressorts qui traversent le matelas ! Mais, non, ce n’est pas possible…C’est pas vrai…Il bouge encore ! Je jure qu’il a bougé ! Son bras gauche, d’abord, a dessiné un cercle dans l’air, et son index a pointé dans ma direction ! Puis tout son corps de bois s’est mis en branle, il s’est mis à décrire des mouvements lents, comme une marche militaire avec un côté dansé inquiétant..Je le jure, je jure qu’il a bougé ! Son regard fixe sur moi, mon Dieu, son regard fixe et froid ! L’air est irrespirable ici, il fait tellement lourd, ça sent la mort comme dans un caveau, mon Dieu comme je déteste cet air-là…

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7 septembre 2008

Léon le Vagabond

Victor vivait à Lille avec ses parents. Il aimait beaucoup Lille, c’était une grande ville qu’il parcourait souvent à pied avec sa maman, pour faire les courses. Sur la place, il y avait une grande-roue, et sur le Champ-de-mars se tenait chaque année la grande Foire aux Manèges, que l’on voyait de très loin. De l’appartement des parents de Victor, il apercevait la nuit ses lumières, et il pouvait même entendre les bruits de la fête, lorsqu’il se trouvait sur le balcon.

Parfois en fin de semaine, ses parents l’emmenaient se promener à la foire. Ils passaient devant les stands des confiseurs et Victor regardait les sachets de nougats aux couleurs pastels, les pommes d’amour luisantes. Victor regardait en rêvant le gros monsieur aux joues rouges faire tourner un grand bâtonnet dans la machine à barbes à papa, et finir par en extraire le gros bonbon rose, collant et filandreux. Souvent, son papa lui en offrait une, ou alors un sachet de pralines, ses gourmandises préférées.

Il arpentait les allées en tenant la main de sa maman, et s’arrêtait devant la machine remplie de peluches. On a une chance d’en attraper une si l’on met une pièce : alors une main de fer se met en branle à coups heurtés et descend péniblement vers le tas de peluches. Invariablement, Victor pestait contre la faiblesse de cette pince en fer : comment pourrait-elle soulever une peluche, elle qui semble à peine capable de soulever un timbre ?

Victor s’amusait à regarder les grands qui montaient dans le Tornado, le manège dont les cabines, dans lesquelles s’installaient trois ou quatre personnes, virevoltaient comme des feuilles mortes dans la tempête. Il écoutait les cris et les rires des gens. Avaient-ils réellement peur ? Il y avait aussi le Grand Huit, un long serpent dont les wagons, qui contenaient chacun une dizaine de personnes, suivaient à une allure folle des rails qui formaient dans le ciel de grands arabesques. Dans les boucles du Grand Huit, les gens se retrouvaient tête à l’envers ! Il y avait aussi les autos-tamponneuses, qui semblaient glisser sur de l’eau : des amoureux s’y embrassaient avant d’entrer en collision brutale avec une autre auto ! Mais il y avait aussi le Rollercoaster, le Torpedo, les Montagnes russes…

_ C’est de la folie, ces manèges, disait la maman de Victor.

Mais Victor savait que lorsqu’il serait plus grand, lui aussi pourrait monter dans ces manèges. Enfin surtout, dans LE manège : la Boule Folle, cette cabine sphérique qui n’accueillait qu’une seule personne : elle était reliée à deux élastiques tendus puis subitement relâchés : alors la boule s’élançait dans l’air à toute allure et ne s’arrêtait pas avant d’avoir fait plusieurs rebonds effrayants.

 

Victor allait à l’école de son quartier, dans le Vieux-Lille. Intra-muros, disait sa maman, et Victor répétait à ceux qui lui demandaient où il habitait, qu’il habitait à Intra muros. Il ne connaissait pas la signification de cette expression, mais elle résonnait à ses oreilles comme une formule magique.

Victor rentrait de son école à pied chaque jour. Il était assez grand, maintenant ! Son cartable chargé sur le dos, il aimait faire claquer les talons de ses souliers sur les pavés inégaux de la vieille ville. Chaque jour, il croisait un chien sale et efflanqué qui venait le renifler en remuant gaiement la queue. Le chien promenait un vieux monsieur gris et marron qui traînait derrière lui clopin-clopant une jambe boîteuse. Son visage émacié, ses vêtements, toute sa personne semblaient être issus tout droit des pavés de la ville et de la grisaille du ciel du Nord. Souvent aussi, le monsieur était assis au même endroit du trottoir, son chien à ses pieds. Lorsque Victor passait devant lui, il sentait l’odeur qui se dégageait du vieil homme. C’était une odeur de terre et de brume. Une odeur âcre et forte.

Le soir, Victor regardait le jour décliner et l’obscurité recouvrir lentement les deux silhouettes sur le pavé mouillé.

_ C’est un S.D.F., lui apprit un jour son papa.

_ C’est un Esse des Aiffes, répétait Victor à ses camarades qui empruntaient le même chemin que lui.

 

Alors qu’il rentrait chez lui un mercredi, il entendit un long cliquetis de métal clair : le vieux monsieur avait renversé par mégarde le trésor qu’il cachait dans son chapeau, et toutes ses pièces s’étaient répandues sur la chaussée. Il se penchait pour les ramasser, mais sa jambe boîteuse refusait de fléchir. Victor alla ramasser une à une les pièces du trésor, et les tendit au vieil homme dans ses deux mains en coupelle.

_ Merci mon p’tit gars, articula le vagabond de sa voix grinçante comme un vieux gréement.

Victor vit son regard limpide et clair comme l’eau vive, un regard surprenant de jeunesse au milieu d’un visage buriné par les ans.

_ De rien, monsieur le Esse des Aiffes.

_ Ah non mon p’tit bonhomme, moi je suis Léon. Tu peux aussi nous appeler Clochard, ma patte folle et moi, et je te présente Vagabond.

L’épagneul remua la queue en guise de bonjour.

_ Mais si tu veux à tout prix nous réduire à une froide suite de lettres, tu peux dire A.L.V.L.-P.C.D.L., poursuivit-il. 

_ C’est un peu long, objecta Victor, et qu’est-ce que cela veut dire ?

_ Avec La Voie Lactée Pour Ciel De Lit ! Ils ont l’air de nous ménager, avec leurs appellations à la mode, mais je ne suis démuni de rien, moi ! Mon édredon, c’est la voûte céleste !

 

_ C’est pas très chaud, comme couverture, l’hiver ! Moi, si plus tard je deviens clochard, je garderai mes pièces pour acheter un billet d’avion, et j’irai dans un pays chaud !

_ Suis-moi mon garçon, je vais te montrer quelque chose.

Le Vieux Léon chargea sur ses épaules son baluchon et remonta clopin-clopant la rue de la Monnaie, avec Victor à ses talons. Son pas inégal résonnait clair sur les pavés.

_ Bonjour, M’sieur Léon ! lança gaiement le boucher.

_ Bonjour Aristide, belle journée aujourd’hui !

Le gras boucher s’avança sur le seuil de son échoppe et lança un os à Vagabond, qui le saisit d’un bond.

_ Ils ont bien essayé de m’enfermer entre quatre murs, mais on aura l’éternité pour ça ! J’ai choisi ma forme de liberté. Ma condition n’est acceptable que si c’est un choix, mon enfant. Le travail aussi rend libre, tu sais. Et une liberté forcée peut rendre n’importe quel homme plus ligoté qu’un esclave…Moi j’ai choisi de sentir tous les jours la piqûre du froid sur mes joues, la caresse de la brise printanière, même si c’est le ventre vide !

Ce faisant, Victor et Léon arrivèrent place de la Bourse. Là, se trouvait le bâtiment de l’Opéra à la façade sculptée. Devant lui se déroulait la longue rue Faidherbe et à côté du beffroi, on trouvait le marché aux livres. Le Marché aux livres était un carré ouvert sur le ciel. A l’intérieur du carré, à l’abri sous le préau, on découvrait les étalages des bouquinistes, comme on les appelle, ces marchands de livres usés. Au milieu du carré du marché aux livres, il y avait un gigantesque échiquier. Pas une pièce ne manquait, mais elles étaient toutes grandes comme un homme. C’était l’endroit préféré de Léon.

_ Tu vois, dit-il en attrapant un livre dans une cagette, avec eux, je voyage. Ces livres ne sont pas comme les autres, ils ont une histoire. Quelqu’un, déjà, a tourné leurs pages et en est ressorti plus riche.

_ Bonjour, M’sieur Léon !

_ Bonjour, Antonin, ça va aujourd’hui ?

Léon fouilla dans les cagettes avant de s’arrêter sur un livre à la couverture de papier glacé blanc sur lequel se détachaient en relief les quatre mots du titre : Un Balcon en Forêt .

_ Tu connais Julien Gracq, mon bonhomme ? 

_ Non, monsieur Léon.

Alors le vieux Léon tira de sa cagette le livre usé et en déchira une page qu’il tendit à Victor « Elle était de la race de ces nomades du désert qui plantent toujours leur tente en plein vent, et que le déclic d’une serrure angoisse. » déchiffra-t-il.

_ Elle, c’est moi, mon petit. Mais ma vie, elle est ici.

7 septembre 2008

L’histoire de l’anneau magique

L’histoire de l’anneau magique

Pour Victor

Il était une fois, tout au fond de la mer, un petit poisson-perroquet du nom de Noé. Il vivait avec ses parents au large de la plage de l’Etang-salé, à quelques vagues des Brisants, entre les méandres d’une patate de corail rose.

Noé allait souvent taquiner les baigneurs, à quelques mètres de la plage. Il caressait leurs jambes de ses nageoires et s’amusait à voir comment les pieds sensibles des humains, qu’ils posaient sur le sable avec mille précautions, ne se souciaient soudain plus du tout de la douleur dès qu’ils sentaient les écailles de Noé les frôler. PFFFUITT… ! On les voyait subitement prendre leurs jambes à leur cou pour regagner la sécurité de la plage inondée de soleil, leur petit carré de serviette-éponge et se fondre à nouveau dans le groupe de leurs frères humains.

 Noé aimait s’aventurer au-delà du territoire autorisé, un tout petit morceau d’océan que ses parents le laissait explorer parce qu’ils pensaient qu’en cas de danger, ils pourraient intervenir assez vite pour venir en aide à leur petit poisson.

 Un jour Noé nagea jusqu’au bout de la plage où les humains se baignent. Il s’amusait à faire luire ses écailles bleues sur les rayons du soleil qui traversaient l’océan, en actionnant mollement sa nageoire caudale, celle qui lui servait à se propulser. Il se laissait porter par le courant sans effort, savourait la solitude et le léger vertige que lui donnait l’immensité liquide sans limites qui s’étendait sous ses yeux, à perte de vue . Les jambes humaines se faisaient de plus en plus rares.

 Tout à coup, il vit un grand corps fendre l’onde à la vitesse de l’éclair. Il s’éloigna pour regarder sa danse aquatique : le grand humain plongeait sa tête dans l’eau _exactement comme font les cormorans pour attraper les poissons_ puis tout le corps suivait en ondulant. Il roulait dans les vagues et se laissait échouer bêtement sur le rivage, avant de reprendre le même jeu. Cet humain avait aussi des nageoires jaune vif à la place des pieds idiots des autres humains. Peut-être cela expliquait-il son aisance dans l’élément liquide. Entre les rouleaux et l’écume de ce petit morceau d’océan indien, le grand humain semblait être dans son véritable élément. D’ailleurs, il s’appelait Jean-Baptiste : son nom signifiait « celui qui immerge », mais ça, Noé ne le sut jamais, parce qu’il ne savait pas le Grec. Délivré pour un temps de l’attraction terrestre, il ressemblait bien plutôt à un grand poisson qui ferait des cabrioles.

 Soudain, il vit l’humain avoir sursaut qui n’allait pas avec le reste de sa chorégraphie, et au même moment, Noé reçut un choc sourd sur le sommet du crâne. Tout le corps de l’homme-poisson s’était raidi d’un coup. Il avait vu son bras s’étendre brusquement, comme par réflexe, sa main s’ouvrir et son poing se refermer plus bas, très vite et plusieurs fois de suite, comme pour attraper quelque chose qui lui avait échappé.

 Alors le grand poisson était redevenu un humain tout bête. Il avait enlevé ses nageoires et des pieds idiots étaient apparus à la place. C’était des pieds timides comme tous les autres pieds humains, qui tâtaient le sol prudemment du bout de l’orteil avant de se poser sur le sable. Le grand humain devenu maladroit avait cessé ses cabrioles et s’était mis à tourner en rond, le dos courbé par-dessus l’écume. Il ne ressemblait plus du tout à un poisson, c’était comme s’il avait brusquement perdu son pouvoir. Deux autres pieds étaient arrivés quelques instants plus tard et s’étaient mis à tourner en rond au même endroit, puis les quatre pieds finirent par disparaître des flots et s’éloigner pour regagner la plage, d’un pas triste et lourd.

 Noé avait été étourdi par le choc. Quelque chose de froid et dur lui avait heurté la tête. Il tourna en rond lui aussi, le temps de rassembler ses idées, puis décida de reprendre la route des Brisants, un peu étourdi. C’est alors que tandis qu’il faisait volte-face, quelque chose l’éblouit violemment. Il crut d’abord que c’était l’un des cailloux blancs qui tapissaient le fond de l’océan, mais la lueur était bien trop forte. Cet objet brillait bien plus que ses écailles bleues sous les rayons du soleil. Il brillait bien plus que les lames de rasoir des dents des grands squales, dans la haute mer. De mémoire de poisson, c’était l’objet le plus brillant qu’il ait jamais vu. Il s’en approcha alors prudemment, et dut le contourner pour éviter d’être ébloui par son scintillement exceptionnel. Il vit alors qu’il s’agissait d’un anneau en or. Son grand-père lui avait bien raconté que l’océan charriait les anneaux perdus par les humains sur le rivage pendant des années, des siècles entiers, jusqu’à ce qu’un jour, ils réapparaissent à la surface du sable, dans le fond de l’océan. Mais Noé n’en avait jamais vu. Il contourna l’anneau et l’observa de tous les côtés, stupéfait de la beauté magique d’un tel objet. Au bout d’un moment, il se risqua même à passer dedans, comme un poisson-perroquet de cirque ! Il ne se passa rien d’anormal, hormis le scintillement surnaturel, du jamais vu sous la surface des flots ! Alors Noé réalisa que l’homme-poisson avait perdu son pouvoir de nager au moment même où il avait perdu l’anneau. C’était cet anneau qui lui donnait son pouvoir ! Il s’agissait d’un anneau magique ! Qu’est-ce que diraient les copains, dans sa patate de corail ! Un anneau magique ! En l’observant mieux, Noé vit que quelque chose était gravé à l’intérieur de l’anneau. Sûrement un code secret. Noé voulut le rapporter chez lui , vers les Brisants, pour apporter une preuve de sa découverte. Il repassa une nouvelle fois à l’intérieur de l’anneau et parvint à le soulever sur son dos, à se propulser sur une petite distance au prix d’efforts immenses, mais perdit vite l’équilibre sous le poids de l’objet. Il renouvela sa tentative deux fois, sans succès. La route à parcourir jusqu’aux Brisants était longue, et il devait la remonter à contre-courant. Plus près de la surface, une forte houle secouait la mer. Noé réalisa qu’il ne pourrait pas emporter l’anneau et qu’il devrait laisser sa trouvaille, jusqu’à trouver un bon moyen de la rapporter chez lui. D’ici là, il ne dirait rien à personne, ce serait son secret. Noé repéra avec soin l’endroit où il avait abandonné l’anneau magique, et reprit à contre-cœur le chemin de son corail.

 Il ne dit rien à personne concernant la découverte de l’anneau magique, mais ses excursions au-delà du territoire autorisé devinrent alors plus fréquentes. Tous les jours, il se rendait là où il avait laissé l’anneau, et se demandait comment le rapporter, en vain. Alors il passait de longs moments à admirer sa beauté qui ne ternissait pas. Mais un jour, alors qu’il passait et repassait dans l’anneau par jeu, il aperçut la silhouette la plus redoutée de l’océan. La nage incroyablement glissante ne trompait pas, il avait été repéré par le grand squale. Vite, il regarda autour de lui : pas une seule patate de corail pour se cacher. Pris de panique, il s’enfuit à toute vitesse vers les Brisants, mais l’anneau était resté accroché à sa nageoire caudale et l’empêchait de nager à pleine puissance. En un instant, Noé se retrouva dans la gorge du requin. Il s’apprêtait à avaler Noé quand l’anneau vint toucher les parois de la gorge du monstre et le fit tousser, expulsant Noé d’un seul coup à plusieurs mètres de là. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, Noé comprit qu’il n’aurait pas deux occasions pareilles de sauver sa vie et sans demander son reste, il mit le cap à pleine vitesse vers les Brisants. L’anneau, qui, à l’heure qu’il était, devait se trouver dans les ténèbres de l’estomac du grand squale, était perdu à jamais, mais il lui avait sauvé la vie.

 Il s’agissait d’un grand requin blanc. C’était une femelle qui avait chassé toute la nuit un baleineau épuisé. Il était parvenu à se dissimuler derrière la barrière de corail, au moment même où elle pensait l’avoir à sa merci.

 Elle était affamée.

 Elle perçut alors un ronflement sourd, à peut-être un mile de là, et reconnut l’odeur du sang frais. En un clin d’œil, elle fit volte-face d’un grand coup de nageoire pectorale. C’était un grand morceau de thon déjà à moitié déchiqueté qui semblait lui tendre les bras. Il y avait bien ce ronflement étrange…La femelle squale donna un grand coup de mâchoires dans le morceau de thon frais…mais alors, elle ressentit une douleur aiguë : quelque chose de métallique venait de lui transpercer le palais. Elle voulut s’en aller, mais la douleur s’accentua violemment. Elle comprit que les efforts qu’elle pourrait faire pour se dégager resteraient vains : le morceau de métal était solidement planté dans sa bouche.

 Quelques instants plus tard, les pêcheurs hissèrent le terrible prédateur sur le pont. C’était une bête d’au moins cinq mètres, qui devait peser environ deux tonnes. Les marins savent qu’il faut attendre avant de remonter un squale. Plusieurs de leurs camarades avaient payé cette leçon au prix fort : même sur le pont d’un navire, un coup de mâchoire du Grand Blanc pouvait coûter à l’imprudent au mieux, un membre, au pire, la vie… Il faut attendre que le requin, harponné, se soit débattu quelque temps dans l’eau et montre des signes certains de faiblesse avant d’envisager de le hisser sur le pont. La femelle épuisée n’avait montré aucun signe de résistance, lorsque les hommes hissèrent enfin sa carcasse.

Lorsqu’on lui ouvrit le ventre, un petit objet brillant roula sur les lattes de bois du pont du navire en dévalant la pente. L’un des hommes tenta de le rattraper mais, trop tard ! Le petit objet reluit une dernière fois au soleil avant de disparaître dans les flots.

Pendant des années, l’océan roula le petit anneau. Il tombait dans des abysses noires de plusieurs centaines de mètres de profondeur, puis une lame de fond venait le transporter jusqu’à un lit de sable, plus près de la lumière, à la surface. Là, il roulait sur le sable pendant des mois entiers, sans jamais rien perdre de sa brillance extraordinaire.

Un jour, l’océan qui charriait l’anneau magique depuis 1698 jours le déposa pourtant sur une plage de l’île Rouge, la grande île de Madagascar, où régnait depuis des années une grande famine qui décimait la population. Il échoua près d’un village de pêcheurs, non loin de Tamatave, sur la côte est de l’île, à plus de sept cents kilomètres de l’île de La Réunion, où l’homme-poisson l’avait perdu.

Nomenjanahary, un petit garçon du village dont le prénom signifie « don de Dieu », vit reluire l’anneau de très loin, alors qu’il rapportait chez lui les crabes qu’il avait pêchés. C’était un anneau en or ! Il le ramassa et le retourna dans tous les sens, ayant peine à croire à la chance qui lui avait fait trouver pareil trésor. En l’observant de plus près il vit l’inscription qui était gravée à l’intérieur : plus-moins. On pouvait lire aussi six chiffres, qui ressemblaient à une date : 28-07-07. Il n’osa pas le mettre au fond de la poche de son vêtement, dont les fibres s’écartaient un peu plus tous les jours, mais le garda serré dans son poing.

C’était jour de marché, il courut à Tamatave où il pensait qu’il pourrait en tirer un bon prix, auprès d’un joaillier de la ville. Un sillage de poussière rouge se soulevait derrière chacun de ses pas. . Il lui fallut plusieurs heures de marche sous un soleil de plomb, pieds nus sur les pistes poussiéreuses de l’est malgache pour atteindre la grande ville. Là, il céda l’anneau à un vieux joaillier pour 1500 ariary. C’était une véritable fortune, qui lui permettrait de nourrir toute sa famille pendant plus d’un an ! La joie lui donna des ailes, Il voyait le front soucieux de son père, et la ride du Lion qui lui barrait le visage. Il avait même oublié comment c’était, quand il souriait. Il se représentait la silhouette de sa mère, tous les jours courbée sur un travail quelconque, le dos cassé par le labeur. Il imaginait les cadeaux qu’il ferait à ses petites sœurs. Cette fortune redresserait le dos de sa mère, elle lisserait le front de son père et lui rendrait son sourire tendre, peut-être même arrêterait-il de travailler à la scierie pour quelque temps…

 Pendant trois jours, la bonne nouvelle de Nomenjanahary apporta la joie dans le village. Pour saluer cette aubaine, on organisa toutes sortes de réjouissances, auxquelles se joignirent tous les habitants du village. De très loin dans la brousse, on pouvait entendre le bruit mat et cadencé des tams-tams du village.

FIN

4 septembre 2008

Les Chevalier du Bluff

Les Chevaliers du Bluff

La timidité est la plus grande des lâchetés.

Petite, moi aussi j’avais l’air de m’excuser d’être là. En réalité, consciente de ma valeur, je me heurtais à l’image que les autres cherchaient à s’en faire, et souffrais des boulets lancés par le corps professoral contre ma forteresse. J’avais en haine ces professeurs qui m’évaluaient bêtement à l’aune de connaissances que je n’avais pas, aussi avais-je décidé de protéger l’estime de moi-même en me faisant d’une prétendue timidité un rempart contre les autres. Les autres, et les assauts qu’ils lançaient impitoyablement contre mon amour-propre.

J’avais bien remarqué que lorsquarrivait le moment où les lèvres de l’un de mes tortionnaires articulaient mon prénom _comme pour avoir l’air amical_ ce n’était jamais pour me complimenter sur ma robe ou sur mon humeur guillerette du jour. C’était toujours pour m’attaquer, me sonder et tirer des résultats de la perfide manœuvre des conclusions qui étaient trop rarement à mon avantage.

Ce qu’ils ne savaient pas, eux, avec leur œil torve, leur teint grisâtre et le dos voûté de ceux qui se sont trop penchés sur les livres, c’est que la caresse du vent sur ma joue était infiniment plus douce, la corolle de ma jupe qui tournait à m’en donner le vertige, infiniment plus enivrante, la chatouille de la poussière des chemins sous mes pieds, infiniment plus légère que les pages noires et impénétrables de leurs leçons de grammaire ! Comment ces imbéciles de professeurs ne comprenaient-ils pas que leurs abominables attributs du sujet, leurs barbares accords du participe passé et leurs atroces propositions subordonnées m’empêchaient de vivre !

_ Georgina…prononça une voix lointaine, du fond de ma mémoire.

Récite-moi ta table de huit.

Ma forteresse, déjà, était ébranlée. Plus que jamais consciente de mon existence propre _une classe entière avait, en une seconde, braqué ses yeux sur moi_ je ressentais à la fois une dissolution de tout mon être dans une réalité ouatée, et les bruits de la classe ne me parvenaient plus que feutrés, encore plus lointains, à peine réels.

Le visage brûlant, j’hésitai : « huit fois un, huit ; huit fois deux, seize, huit fois trois, vingt-quatre, huit fois quatre trente-deux, huit fois cinq…huit fois cinq…euh…huit fois cinq… », mais déjà, pressentant l’écueil, j’avais eu l’imprudence de relever le regard, et celui-ci avait rencontré celui de madame Macquinghen, la terreur de tout le collège, une hystérique faite comme une bouteille d’Orangina, qui lançait des craies aux cancres qu’elle envoyait au tableau, ou le cahier de textes de la classe, gros volume vert dont les bords durs avaient, plus d’une fois, heurté le crâne d’un ignorant. Elle sévissait là depuis des générations, satisfaite d’avoir la chance incroyable de pouvoir se venger chaque jour, sur les centaines d’enfants qui lui étaient livrés en pâture, des multiples disgrâces dont l’avait affublée la nature : elle portait une tête à la ridicule petitesse plantée sur un tronc à l’abdomen extraordinaire que surmontaient deux jambes fluettes qui se terminaient par des mollets de coq. Avant d’attaquer, elle hochait la tête comme un pantin détraqué ou une poupée de film d’horreur. Trop tard, mon regard avait déjà croisé le sien, je n’étais plus capable d’additionner 1+1…

La mythologie familiale dit qu’un jour, je suis sortie de la classe en claquant la porte, et que c’est moi qui ai invité la bouteille d’Orangina sur pattes à aller voir le principal. Je crois plutôt que ce jour-là, j’ai juste eu le réflexe d’utiliser mes dernières ressources pour fuir, comme n’importe quel animal face à un prédateur. Je me rappelle l’instant béni où, dans le couloir désert aux néons grésillants et aux murs jaunâtres, je m’étais adossée pour savourer un instant de paix, dans ce qui m’avait paru être l’antichambre du paradis…

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Mais un jour, par hasard, presque malgré moi, je me suis embarquée dans une folle aventure : il s’agissait de participer au marathon de Paris. 42, 195 kilomètres. Je n’avais jamais particulièrement brillé dans les disciplines sportives. C’était Agathe, ma petite sœur, la star des crosses à l’école. Moi, je trouvais juste stupide de tourner en rond autour d’un terrain, pour souffrir et au bout du chemin, ne rien trouver. Cependant, depuis quelques années, en solitaire, je m’étais mise à pratiquer la course à pied. Simplement parce que pour une étudiante désargentée, occupée par des petits boulots alimentaires en dehors des heures de cours, c’était le sport le plus économique et le plus facile à pratiquer. Aussi, pendant l’année d’échange universitaire qui m’avait fait découvrir les terres brumeuses de l’Irlande, j’avais pris l’habitude de chausser mes tennis et d’aller, quotidiennement, comme un devoir à accomplir, tourner bêtement autour du Lough, à cinq minutes de chez moi. L’œil fixé sur mon chronomètre _une montre ne suffisait pas : il s’agissait bel et bien de tenir jusqu’à trente minutes, de m’accrocher à l’objectif_ je souffrais, mais ne m’arrêtais pas avant d’avoir couru une demi-heure. Au fur et à mesure, je poussai la torture jusqu’à courir trente-cinq minutes, puis quarante. Progressivement, j’avais atteint l’heure de course, mais sans plaisir, juste comme ça. Je ne savais pas encore ce qui me poussait à me contraindre à cet exercice, mais j’avais le pressentiment que l’entretien physique ne pouvais plus à lui seul justifier ces échappées belles.

C’était toujours à des heures improbables que je partais m’évader _loin et pourtant si près de chez moi, toujours autour du même Lough_ tous les jours, inlassablement, j’alignais mes pas sur le chemin de la même boucle de mille mètres. Cinq tours. Pas moins. Au crépuscule du matin, l’air était piquant. Rapidement, mes cuisses se mouchetaient de taches rouges : la morsure du froid sur mes muscles qui chauffaient. En un instant, j’étais projetée dans le plus magique des tableaux impressionnistes. Dans le plus mouvant des paysages, consciente comme jamais de toucher au cœur profond de l’Irlande, là, autour de ce Lough. Dans mon sillage, tout se transformait, plus rien n’avait plus forme, je me baignais dans un tourbillon enivrant de couleurs. Lorsque mon regard se portait au loin, c’était une autre dimension qui s’ouvrait : les paysages semblaient se déplacer au ralenti, comme par magie. L’air était humide, le froid me lacérait les cuisses, le vent fouettait mes joues brûlantes. Quelques cygnes imbéciles se laissaient flotter bêtement sur la surface grisâtre, mais moi, je n’avais jamais été aussi réveillée. Chaque matin, je m’éveillais. Vraiment.

Chaque jour, le paysage du Lough désert était différent. Généreusement, il m’offrait un nouveau visage. Juste pour moi. Il y avait moi et il y avait le monde. J’étais comme un poète qui n’avait pas besoin d’écrire.

Au crépuscule du soir, le Lough, à nouveau, changeait de visage. Un dernier rayon de soleil oblique sur la surface, et le ciel irlandais s’embrasait. Dans la pénombre, la silhouette des cygnes retrouvait alors toute sa majesté. Autour du Lough flottait l’atmosphère des rêves. Les fées, les druides peuplaient les bords du lac, et mon imaginaire. Toutes les légendes celtiques se faisaient et se défaisaient là, quelque part. Une brume vaporeuse s’élevait de la surface, à elle seule témoignage d’une vie secrète. Peu à peu, mon poids extraordinaire, le poids immense de la fatigue de la journée, s’évaporait lui aussi. La mécanique rouillée et grinçante se mettait en branle et peu à peu, je ne sentais plus la douleur. Peu à peu, je devenais légère et vive, je ne sentais plus mes articulations, je devenais un pur esprit, un feu follet, une fée. Peu à peu, mes yeux se détachaient de la montre. Je survolais le chemin de terre, je bondissais de l’autre côté du lac, munie des bottes de sept lieues.

Je ne savais pas encore ce que je pouvais faire, mais je savais faire cela : courir une heure sans souffrir.

* * * * * * * * * *

Puis vint le jour du marathon. Depuis le début de l’entraînement, j’avais arrêté de fumer pour de bon. Toute l’année, j’avais travaillé sans relâche pour un concours professionnel. J’avais un emploi de surveillante à mi-temps dans un lycée hôtelier, et cinq fois par semaine, sans réfléchir, j’allais courir pendant une heure, très vite, épuiser ce qu’il me restait de forces. Le 4 avril 2005, j’étais sur la ligne de départ du marathon de Paris. L’énergie qui se dégage de trente-cinq mille coureurs sur une ligne de départ est quelque chose d’extraordinaire. La ligne de départ, je ne fis pourtant que l’imaginer :lorsque je la franchis, de là où j'étais partie, je ne la remarquai même pas : j'étais déjà bien échauffée ! Au loin, un coup de feu nous donna le signal du départ mais nous, coureurs qui nous étions donnés comme objectif de terminer la course en quatre heures trente, nous partîmes dix minutes plus tard que les premiers. Doucement, infailliblement, l’onde était parvenue jusqu’à nous. Doucement, comme au ralenti, nous commencions à aligner nos pas, gênés par les autres, devant, derrière, sur les côtés, partout. Abandonnés par leurs propriétaires, des milliers de survêtements multicolores _destinés à conserver au chaud les muscles des coureurs pendant qu’ils piétinaient, statiques, au beau milieu d’une foule impénétrable en attendant le coup de feu du départ_ se mirent à voltiger en désordre dans le ciel parisien, comme un feu d’artifice. Il y avait tant de magie dans cet instant-là.

Lentement, soigneusement, j’alignais mes pas. Insensiblement, ils devinrent de plus en plus rapides, de plus en plus longs. J’étais aspirée par les coureurs qui me précédaient, je ne contrôlais pas mon allure. La masse compacte que nous formions commença à s’éclaircir lorsque nous dépassâmes l’Arc de Triomphe. J’allais beaucoup trop vite mais j’étais incapable de ralentir. J’avalai pourtant les trente premiers kilomètres sans difficultés. L’énergie des coureurs qui me précédaient m’enlevait la moitié de mon poids. Comme un pur esprit, je bondissais sur la pointe des pieds, survolant le bitume. Un groupe d’Irlandais déguisés en elfes faisait la course en famille. Nous échangeâmes quelques mots. Des groupes, postés à chaque kilomètre de course, jouaient des morceaux entraînants.

C’est entre le trentième et le trente-septième kilomètre que le déclic se produisit. Ce que j’étais en train de faire était fou. J’étais en train de repousser mes limites, alors que je n’avais pas de prédispositions particulières pour le sport. C’est en inconsciente, à l’aveugle, que je m’étais engagée dans cette aventure, par hasard, presque malgré moi, comme ça. Jamais, je n’avais cherché à réaliser vraiment ce que j’étais en train de faire. Innocente comme l’agneau, j’étais en train d’accomplir la première grande chose de ma vie. J’avais posé un objectif au bout de ma route et j’avais mis des œillères pour ne voir que lui. Je savais que j’atteindrais cet objectif. Toute l’année, je m’étais protégée des bruits du dehors et m’étais laissé guider par la petite voix à l’intérieur qui me soufflait que elle, elle savait.  Au trente-septième kilomètre, les idées se pressaient en désordre, la plus grande confusion régnait dans ma tête. Les endorphines sécrétées par mon organisme me permettaient de rester étrangement indifférente à une douleur pourtant prégnante, mais l’épuisement commençait à me faire délirer. Je laissais les réflexions les plus étrangères les unes aux autres m’occuper un moment, avant de repartir comme elles étaient venues. Les coq-à-l’âne se multipliaient. Alors que ce n’était déjà plus moi qui commandais mes jambes _ elles semblaient m’entraîner d’elle-même vers l’Objectif_ le visage d’une inconnue me revint subitement en mémoire. Il s’agissait d’une jeune femme que j’avais rencontrée un an plus tôt dans un commissariat de police, dans lequel j’étais venue pour une simple déclaration de perte. Ses doigts étaient crispés sur le guichet et, à travers l’hygiaphone, elle lançait un regard fou de douleur au planton.

« Vous avez arrêté les recherches, n’est-ce-pas ?

_ Non madame, mais, vous savez, le mauvais temps a ralenti la battue. Nous devons suspendre les recherches pendant quelques heures.

_ Vous…Vous avez toujours espoir de le retrouver vivant ? Avec ce froid, dans la forêt… Sans eau.

La jeune femme avait manifestement perdu un de ses proches, mais je fus interpellé par la direction que semblaient prendre ses questions.

_ Vous… Donc vous n’allez pas bouger pendant vingt-quatre heures ? gémit la voix qui n’avait plus grand-chose d’humain.

Manifestement gêné aux entournures, le planton ne semblait pas à l’aise sur sa chaise.

_ Madame, nous…

_ Vous n’allez rien faire ? Rien du tout pendant vingt-quatre heures… Et vous allez reprendre après ? Je n’ai pas le droit à un peu de repos, moi, s’il-vous-plaît…S’il-vous-plaît ?

Son regard était cerné de noir, elle avait le visage creusé. Ses yeux roulaient en lançant des éclairs. Il y avait tant de souffrance dans ce regard que la folie semblait être arrivée en amie.

_ …

_ Il est mort, non… ? Il ne reviendra pas, dites-moi…Vous allez retrouver son cadavre, demain…Dites-moi, il est mort, non ? Il est déjà mort, il ne peut plus être en vie… Vous n’allez pas reprendre les recherches n’est-ce- pas, c’est inutile… n’est-ce-pas ? implorait-t-elle.

Cette femme avait le même regard que Marie, lorsque Nathan avait disparu en mer.

« Il faut garder espoir, lui disaient des gens bien intentionnés, d’autres ont été retrouvés plus de dix jours après, à cette température. Il peut très bien être en train de dériver tranquillement.

Pour Marie, le jour où le catamaran de Nathan avait dessalé dans la baie de Saint-Paul, au large de l’île de la Réunion, avait commencé l’épreuve la plus terrible de son existence. Les trois premiers jours, elle s’était vaillamment accrochée à cet espoir : dans une eau à 25°C, Nathan ne risquait pas l’hypothermie, c’était un sportif accompli. Dans ces conditions, il pouvait très bien survivre pendant plusieurs jours, peut-être une semaine. De toutes ses forces, Marie s’était agrippée à cette idée, comme à une bouée de sauvetage. Mais, au bout de quelques jours, les nuits sans sommeil avaient commençé à faire leur travail de sape. Ravagé par la fatigue, le visage de Marie était devenu méconnaissable. Sur un coin de la table à laquelle elle s’était lourdement accoudée, s’étalait la carte du périmètre. Les zones explorées par les garde-côtes et la police étaient rayées en rouge. A bout de forces, c’est à ce moment-là qu’elle m’avait confié : « Je n’en peux plus, tu sais. Je voudrais tant savoir. C’est pour m’annoncer la fin des recherches que je voudrais qu’il sonne, ce téléphone, maintenant. » Toutes les nuits, l’image de Nathan, se débattant dans l’eau froide. Toutes les nuits, cette angoisse. Toutes les nuits, la vision des requins déchiquetant le corps de celui qu’elle aimait. Toutes les nuits, cette idée, impossible à chasser.

Au trente-septième kilomètre, un homme, à côté de moi, tomba. J’avais mal. Mon corps entier n’était plus que douleur. Je continuais à courir, mais ce n’était plus mes jambes qui me portaient. Seule l’idée de la ligne d’arrivée me faisait progresser, me tirait vers elle. C’était la volonté qui alignait mes pas.

   Le souvenir de Marie et de l’inconnue du commissariat, leur besoin impérieux de savoir, leur attente désespérée de celui qui, enfin, les délivreraient de la cruelle ignorance dans laquelle elles se débattaient ainsi que la tension de mon corps tout entier vers cette ligne d’arrivée, me firent réaliser que, pour la première fois de ma vie, symboliquement, je prenais mon destin en main. Symboliquement, mon corps entier criait qu’il savait. Je ne sais pas exactement ce qui se passa, mais c’est au cours de ce trente-septième kilomètre que quelque chose se passa, qui changea toute ma vie.

Pour la première fois, j’effectuais un acte courageux, je m’avançais seule, avec mes faiblesses, honnêtement, vaillamment. Depuis ce jour, ma vie prit la forme de cette course. Droit devant. En un instant, j’étais entrée dans le clan de ceux qui savent, de ceux qui osent. De ceux qui vivent la tête haute.

Ivre de douleur, les pieds en sang, titubante et hagarde, je franchis cette ligne d’arrivée après quatre heures quinze minutes de course. Je ne ressentis pas de joie.

Mais depuis ce jour, j’ai donné à ma vie l’énergie de cette course, son courage. Honnête, vulnérable, simplement humaine, aujourd’hui j’affronte mes peurs, je m’engage, je m’implique. Je me mets en danger tous les jours et tous les jours, je progresse. C’est cela, ce que j’appelle bluffer. J’ai commencé par me bluffer moi-même, en choisissant d’ignorer souverainement ma peur. L’espace d’un instant, m’oublier moi-même. Trois mois après le marathon, je me jetai à pieds joints dans le vide, décidée à mettre une fois pour toutes au ban mes lacunes, à ne plus rien laisser paraître de mes doutes. Souriante, j’arrivai à l’oral du concours aussi décontractée qu’une troupe de majorettes. Aussi insouciante malgré l’enjeu.

Ce fut mon premier grand buff. Cette fois-là, je ne m’étais pas cachée derrière mes remparts. Comme un bouclier, le bluff m’avait protégée pour me permettre de progresser . Défensif et offensif à la fois. Loin de m’être cachée, j’avais lancé une attaque en règle, protégée par mon bouclier d’ignorance volontaire. L’ignorance de ma faiblesse, de mes peurs, le temps d’un oral. Parce que vivre timide, c’est se dérober. Vivre timide, c’est se condamner soi-même à mourir stupide, c’est passer à côté de sa vie et toujours, devoir se cacher. On n’arrive à rien sans un peu de courage.

Les Bluffeurs sont des chevaliers dont je suis fière d’avoir grossi les rangs. Sous leur bannière nous avons appris à avancer vaillamment, mes casseroles et moi…

Aujourd’hui c’est moi qui suis sur l’estrade, seul avec mon ignorance, devant trente paires d’yeux. Je n’ai plus peur des boulets et aujourd’hui, c’est moi qui pose les questions.

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